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Un temps de Pierre

Publié le 18 avril 2020

« Ils ont annoncé qu’il allait pleuvoir. Enfin, moi, je pense qu’il peut pleuvoir, comme il peut ne pas pleuvoir. Ou pleuvoir, sans vraiment pleuvoir, tout en pleuvant un peu quand même, si vous voyez ce que je veux dire. »

C’est ce que nous avait dit Marc Haritchabalet en nous invitant pour le surlendemain à passer la journée avec son épouse Sylvie et leurs enfants Paul et Inès, à leur cayolar au col de la Pierre Saint-Martin, dans le cadre des cabanes ouvertes organisées l’été par les bergers basques et béarnais pour faire connaître leur métier et leurs produits.

On se connaissait déjà depuis trois ou quatre ans, un été où on était allés lui signaler une brebis tombée dans un gouffre à dix minutes de la cabane. La discussion avait été épique, pour expliquer dans quel trou c’était, d’un coin qui en compte plus de quatre mille. J’avais bien relevé le numéro d’inventaire spéléologique du gouffre, mais les bergers ne s’en servent pas. Du coup on s’était rabattu sur le vocabulaire géomorphologique, crêtes, thalwegs, mais pour moi c’était difficile de décrire un terrain aussi accidenté et les bergers ont leur géographie et toponymie bien à eux, basées sur les passages des troupeaux de l’un ou l’autre. Et ce qu’il avait surtout besoin de savoir, c’était si la brebis était à lui ou un collègue — je n’avais pas pensé à noter les marques de peinture qu’ont toutes les bestioles sur la toison, ou la prendre en photo.

En désespoir de cause on était repartis vers la brebis, j’étais monté sur un rocher sur la crête la plus proche du trou, avais enlevé mon téchirt rouge que j’avais agité comme un naufragé. De sa cabane il m’avait repéré aux jumelles, là où j’étais ça n’était pas une brebis de son troupeau, et il avait appelé son copain qui était venu la récupérer un peu plus tard.

Depuis chaque été on prend le fromage chez eux au cayolar, il est délicieux, ils sont sympathiques et c’est l’occasion de bavarder un peu. On y croise parfois des spéléos entre deux prospections.

Le jeudi suivant on était donc venus avec plaisir pour cette cabane ouverte, on devait être une dizaine de vacanciers, certains revenaient. La météo officielle ne s’était pas trompée, mais la météo du berger était encore plus exacte (qui était, il faut dire, assez adaptée au micro-climat très particulier de la Pierre Saint-Martin, expliqué ici) : toute la journée n’a été qu’une alternance de moments où il pleuvait (beaucoup), de moments où il ne pleuvait pas (peu) et de moments où il pleuvait, sans vraiment pleuvoir, tout en pleuvant un peu quand même (le reste du temps). Tout ça dans le brouillard : un vrai temps de Pierre Saint-Martin, quoi.

Journée passionnante à plus d’un titre parce que fréquentant le coin depuis une dizaine d’années on a appris avec Sylvie et Marc à le voir différemment, sous l’angle du pastoralisme et de l’agro-écologie — ces chardons-là, qui gagnent le terrain, tu vois, c’est à cause du surpâturage, parce que le propriétaire du troupeau ne monte qu’une fois par semaine voir si tout va bien et ne le déplace pas ; et comme c’est à l’abri du vent, et que les bêtes sont paresseuses, elles restent là. Du coup le sol est gorgé de nitrates, le chardon colonise tout et ça devient une friche. Il faudrait tout arracher et le mettre au repos des années pour qu’il retrouve son équilibre, mais tout le monde s’en fout.

Ces zones là-bas, vous voyez, c’est des taillis. Pourquoi ? C’est le contraire : personne n’y va plus car on n’est plus assez de bergers à monter à la Pierre ; du coup c’est infesté de tiques, on ne peut pas y amener les troupeaux et je ne vous conseille pas d’y aller vous-mêmes, d’ailleurs c’est impénétrable, et même la vie sauvage du coup c’est compromis, il n’y a plus que de la vermine là-dedans.

Pourquoi les bergers ont toujours deux porcs au cayolar pendant l’estive : parce qu’il faut bien se débarrasser du petit lait (résidu de la fabrication du fromage) sans le jeter dans la nature. La viande dudit cochon sera pour la famille, parce que blanche et pas rose et donc les bouchers n’en veulent pas.

Inversement l’arnaque de la viande de veau « sous la mère » qui est blanche tout simplement parce que le veau aura été tenu confiné dans un box toute sa courte vie — la viande d’un veau qui a vécu à l’air libre et brouté de l’herbe, est ferme et rose, pas blanche et molle.

Et puis — seulement une fois la confiance établie — la question de l’ours, voire du loup, pour lesquels un gars des plaines à la fibre écolo aurait plutôt un a priori positif. Mais c’est plus compliqué que ça parce que l’ours et le loup avaient autrefois comme territoires de vie donc de chasse des forêts qui ne sont plus ; qu’il n’y a plus qu’une poignée de bergers qui continuent de monter leur troupeaux pour leur faire manger de la vraie herbe quitte à vivre eux-mêmes dans des conditions plus proches du camping qu’autre chose pendant quatre mois. Et qu’un troupeau qui permette tout juste de vivre avec sa famille de la vente de ses fromages, c’est le résultat d’années de travail acharné, d’observation patiente, de soins sept jours sur sept, de sélection des brebis qui soient à la fois les meilleures laitières possible tout en restant avant tout rustiques pour supporter le climat montagnard (les races laitières des plaines y crèveraient en quelques nuits). C’est un choix de vie que fait le berger pour la qualité du produit, le maintien de la biodiversité dans les espèces domestiques, et l’amour de la montagne sans lequel pas d’estive envisageable, au détriment de la rentabilité et la tranquillité qu’il aurait en restant dans la plaine. Et que tu mets un ours là-dedans, le troupeau est décimé et l’argent des assurances c’est pas ça qui va compenser tout ce travail et cet amour du métier fichu en l’air parce que l’ours aura éventré la moitié des bestioles ou qu’elles se seront jetées dans le ravin en fuyant.

Et le jour où les bergers ne monteront plus, tu n’auras plus que du formage industriel sans saveur, et la brebis basque-béarnaise aura disparu. La montagne l’été sera déserte, silencieuse et livrée aux ronces (c’était pas dit mais j’ajouterais : livrée encore un peu plus à la dynamite et aux niveleuses pour faire toujours plus d’autoroutes à skieurs, et de bassines pour leurs f. canons à neige artificielle).

Ça avait remis à l’heure pas mal de choses dans nos têtes citadines.

Et donc, on les avait accompagnés sur le circuit quotidien du troupeau. Toute la France était dans la canicule, nous on était dans cette crasse humide et glacée de la PSM. On a admiré le travail du chien derrière la buée des lunettes, et plus encore la connaissance du terrain de la petite Inès capable à quatre ou cinq ans de s’orienter dans le brouillard dans ce labyrinthe de dolines et de rochers comme toi d’aller de la chambre aux toilette sans allumer la lumière (et la chance qu’on ces enfants, de vivre cette vie-là, avec ces parents-là).

J’ai mis deux ans à mettre en ligne ces photos parce que je voulais leur en apporter d’abord des tirages papier, et puis on n’est pas revenus au pays l’été dernier, et le temps a passé ; ça sera pour l’été prochain ou du moins on l’espère.

En attendant, si vous les voyez avant nous, donnez le bonjour et achetez un morceau de fromage, entre mai et septembre au col de la PSM face à la borne frontière au pied du Soum de Lèche, vous ne pouvez pas les louper.

Marc et Inès Haritchabalet
Pierre Saint-Martin août 2018

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