Bannière cafcom.net

Accueil > Cimetières Montmartre > Hors-champ

Hors-champ

Publié le 21 novembre 2019

A force de jouer la comédie, on finit par croire que la vie est une farce.

Louis Jouvet dans Entrée des artistes.

Les occasions ratées, en photographie, c’est par exemple au cimetière de Montmartre quand tu passes 10 minutes à négocier avec un chat pour qu’il se laisse photographier au 50mm, donc d’assez près, parce que ce jour-là tu n’as pas prévu de passer là et donc tu n’as pas pris l’objectif à chats (mon grand-père à Damvix avait une pompe à chats, un genre de gros clystère en cuivre qu’il remplissait d’eau pour arroser les chats du voisinage qui venaient manger dans la gamelle — du pain, des restes — des chats accrédités ; moi j’ai donc un objectif à chats, un 105mm Nikon qui permet de rester à distance suffisamment respectueuse d’un point de vue félin).

Les occasions ratés, disais-je donc, c’est quand tu passes 10 minutes avec le chat, et que tu es abordé par un type de 70 ans à peu près, avec un catogan et une cravate noire à motifs de têtes de mort, qui te demande la tombe de Louis Jouvet.

Tu dis que oui, c’est bien possible que Jouvet soit dans ce cimetière, mais tu ne vois pas, là, dans l’instant, où (et tu ne prends jamais le plan des célébrités, ça c’est un truc pour les touristes) . « — Pourtant je suis déjà venu, il me semblait que c’était dans ce coin. »

Alors, en bon samaritain serviable, tu effectues un tour de 360° sur toi-même, et tu trouves Jouvet, juste derrière à deux mètres. Le gars est content et t’explique qu’il est comédien et qu’il a été l’élève de Jouvet. Tu dis «  — Ah ouais, quand même » ou un truc du genre, histoire de montrer que Jouvet, oui bien sûr tu connais un peu (tu pourrais même citer Knock, Drôle de drame, Entrée des artistes mais guère plus, quand même, à froid). « — Et toi tu viens souvent ici ? » je dis que oui de temps en temps ; que j’aime bien le calme, les arbres, le silence, je fais des photos des chats, et que moi mon truc c’est la musique donc j’ai mon petit circuit de musiciens, y’en a plein. « Musicien ? Alors tu connais Marcel Azzola ? » Ben oui évidemment que je connais Marcel : Vesoul, Dimey, Caratini... mais je ne crois pas qu’il soit enterré ici. Je m’attendais un peu à une nouvelle anecdote, mais en fait non, il a changé de sujet, juste rassuré que je connaisse Azzola — la preuve que j’étais bien musicien, peut-être. Et puis on s’est souhaité bon après-midi et parti chacun de son côté parmi nos morts.

Et puis c’est le moment d’écrire un billet de blog, tu regardes ce que tu as comme photos dans le dernier film scanné, décides de mettre la photo du chat. Et là tu te rends compte que ça va être chaud de raconter un truc sur cette photo, et tu te dis qu’un portrait du gars à catogan et cravate têtes de mort sur la tombe de Jouvet, c’est ça que tu aurais dû faire plutôt qu’encore une photo de chat.

Mais justement si tu fais de la photo de cimetières, c’est que tu n’as pas ce genre de réflexe, et la flemme de solliciter, d’expliquer. Tu parles déjà bien assez dans ta journée de boulot, alors après, c’est tellement bon de se taire.

Cimetière de Montmartre
Paris, novembre 2019