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Trotte-menu

Publié le 8 avril 2019

Combien d’entre-nous ont fait
Quoi que ce soit de palpable,
Un geste un mot un sourire,
Pour le raccrocher à nous ?

François Béranger, "Le vieux"

Quand on est arrivés dans cet appartement il y a 4 ans, on l’a rapidement repérée parce qu’elle passait ses journées, de 6h30-7h le matin, à la nuit tombée, disons 21h30, à marcher dans le quartier, en toute saison, qu’il fasse jour ou qu’il fasse nuit.

Je l’avais surnommée Trotte-menu, parce qu’elle avançait à petits pas, presque les pas de fourmi comme je fais faire aux gosses à la maternelle, en déséquilibre avant, toujours avec un cabas pendant au bras qui la déséquilibrait latéralement en plus. Les jours où je restais à la maison sans même guetter je pouvais facile la voir passer six fois dans la journée, sur le trottoir d’en face.

Un jour à la sortie de la boulangerie c’était encore au début, je l’ai félicitée de cette volonté et cette énergie ; marcher toute la journée dans Paris moi je n’en serais pas capable, c’est crevant. Elle m’a répondu que la marche c’était bon pour les articulations, avant de me demander si je n’aurais pas une cigarette.

On ne s’est pas reparlé après, quoi se dire. Juste je disais bonjour, sourire, et puis j’en ai eu un peu marre de dire à chaque fois que je n’avais pas de cigarettes. Elle prenait tous ses repas debout chez le boulanger qui m’a confié un jour où j’étais seul dans le magasin qu’il ne lui réclamait pas son ardoise — qu’est-ce ça me coûte à moi, un sandwich et un café, pour moi c’est ça l’Islam, aider son prochain —, et qu’il lui avait même trouvé une paire de chaussures parce que les siennes étaient usées comme pas permis, j’avais remarqué aussi qu’elle se tordait les chevilles à chaque pas.

Selon lui c’était une ancienne prof, qui habitait dans le quartier ; maintenant elle tournait en rond, Lamarck - Guy Môquet - Marcadet, mais avant elle allait marcher jusque loin — j’ai oublié où, peut-être les Invalides.

Les derniers temps quand elle était dans la boulangerie on le savait sans la voir dès qu’on passait la porte, c’en était assez incommodant mais tout le monde la connaissait, on faisait comme si.

La dernière fois que je l’ai vue, elle était assise derrière l’arrêt de bus, mauvaise mine, elle tirait sur sa cigarette, me suis dit qu’elle n’en avait plus pour longtemps.

Et puis depuis, rien, j’ai beau regarder le trottoir d’en face. En regardant la photo, qui date d’un an et demie - deux ans, c’est dingue ce qu’elle avait changé. Faudrait que j’en parle au boulanger, mais il y a toujours du monde dans la boutique — et bon, la suite c’est toujours un peu la même histoire.

Paris, rue Lamarck
2017
Jacques Bon cc-by-sa

P.S. : le boulanger m’a appris qu’elle était enterrée à St Ouen mais il ne connaissait pas son nom.