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Choucas

Publié le 18 janvier 2016

Droits imprescriptibles du photographe : le droit de faire une photo qui ne parle qu’à lui, et ne présente aucun intérêt pour les autres.

Je me souviens des cris des choucas dans le clocher de l’église de Civray en Poitou, qui ont accompagné mon enfance (on habitait juste en face).

Le choucas a un appel très mélodieux, un genre de « Kyaaaa » très différent du croassement rauque des corbeaux et corneilles et du « Tchacatchacatchac » des pies.

C’est un animal extrêmement intelligent et social. Comme chez tous les corvidés la colonie n’abandonne jamais un congénère blessé, et les couples qui se forment restent unis pour la vie. C’est dire qu’ils sont un peu différents de nous quand même.

Petit j’avais été un fan de la série télé Daktari, qui racontait les aventures d’un vétérinaire de brousse, avec un lion qui louche. Puis adolescent j’avais été passionné par le livre de Konrad Lorenz « Il parlait avec les mammifères, les oiseaux, les poissons » dans lequel il raconte sa vie et ses observations avec les oies sauvages, et les choucas apprivoisés mais libres (et réciproquement) — je me revois encore au collège, en train de le lire en douce sous le pupitre pendant un cours de sciences naturelles, dont j’avais paradoxalement horreur. Lorenz a longtemps été pour moi un genre d’idole et de modèle. J’ai appris ensuite que sous le régime nazi le bonhomme avait eu des propos et écrits assez infects sur les races et l’eugénisme ; mais à ce moment-là, j’étais passé à autre chose, et on ne va pas jeter le bébé avec l’eau du bain : il m’a fait rêver en tous cas, un de ces livres qui vous construisent.

Du coup j’avais un peu la manie des élevages de bestioles, oiseaux tombés du nid, grenouilles, écrevisses, couleuvres, tout ce qui me tombait sous la main y passait (et parfois trépassait).

L’année de ma seconde de lycée j’avais soudoyé le curé (moi qui n’étais jamais allé au-delà de la première année de catéchisme, que j’avais redoublée) pour qu’il me permette de dénicher un jeune choucas dans le clocher de notre église romane. J’en ai un peu honte maintenant mais l’oiseau s’était effectivement laissé parfaitement apprivoiser.

Mis jeune au contact des humains, le choucas est familier et amical comme un chien, et quasiment aussi intelligent. Le seul problème c’est qu’il chiait un peu où ça lui plaisait, et la crotte de choucas est collante ; la belle guitare du frangin en avait gardé trace incurable. Et puis aussi il avait une fâcheuse tendance à entrer comme chez lui dans les maisons du voisinage, ce qui n’était pas du goût de tout le monde.

J’ai dû le garder 2-3 mois, et puis un beau jour il est reparti vivre avec ses potes dans le clocher sa vie de choucas, et n’est plus revenu.

Je ne sais pas pour lui, mais moi ça m’a laissé des traces cette histoire. Cet « oiseau aux yeux d’argent », comme disait Lorenz, c’est depuis mon animal fétiche, totem. Et quand j’entends des choucas quelque part (il n’y en a plus tant que ça, dans les villes, mais j’en retrouve à Luçon, Rodez, ils aiment les cathédrales) ça me fait un bien fou, comme la présence d’amis. À chaque fois je lève les yeux vers eux et les appelle, au moins mentalement. Kyaaaa !

(Photo Richard Woods pour Le Monde)

Si je devais me réincarner, mon idéal ça serait vraiment d’être un choucas. Et vivre dans le clocher d’une belle église romane, ou glisser dans les ascendances dans les falaises de Rocamadour, par exemple.

Alors, de passage dans la petite ville d’enfance, retrouver les copains du ciel, ça fait partie des choses qui te font du bien, te rassurent. La ville a changé, mais les choucas sont toujours là, dans le clocher même après son ravalement. C’était bien, et ça méritait, à mes yeux, une photo. Je vous concède aisément qu’à part ces souvenirs personnels elle ne présente strictement aucun intérêt.

Choucas
Civray, 2015

Épilogue : depuis les choucas ont été remplacés par les pigeons, dont les fientes sont paraît-il un gros problème et causent un tort considérable à l’église. Autant j’aime les choucas, autant je déteste ces volatiles, qui ne méritent même pas le nom "d’oiseaux".