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L’éolienne de Queff

Petite suite Karstique, retour sur

Publié le 26 mars 2011

Lors de ma toute première montée au col de la Pierre Saint-Martin en 2010, j’avais photographié ce que j’appelais un pylône improbable dont je supputais l’origine et la destination : station météo, ou éolienne ?

Éolienne Queffelec
Éolienne de Corentin Queffelec à la Pierre Saint-Martin.

Je l’avais photographié, pas vraiment par hasard, plutôt car j’aime bien en photographie les choses qui évoquent le temps qui passe, et notamment les constructions humaines dans le paysage.

Ce pylône, évidemment, comme un vestige. Mais je ne me suis pas posé plus de questions que ça à son endroit, c’était juste un objet insolite dans le paysage, qui ne datait pas de la dernière neige, et puis voilà, c’est tout. Je suis promeneur ; je rêvasse, je fais des photos. Pas détective, ni archéologue ou historien.

Sauf que parfois c’est l’histoire grande ou petite qui nous saute à la figure, et j’ai retrouvé, sur le web évidemment, mais sans aucunement la chercher, l’origine de ce pylône.

C’est sur le site du Spéléo-club de Paris, que je ne recommande pas, et pour lequel je mettrai même pas de lien, tellement il est pourri de publicités par un hébergeur qui ne mérite même pas ce nom, que j’ai lu l’In Memoriam de Corentin Queffelec, par son ami et compagnon d’aventures souterraines, Jacques Sautereau de Chaffe, dit Le Baron. Texte qui méritait bien un autre traitement que celui qui lui est infligé, par l’hébergeur-vandale du SCP.

Maintenant mon cœur se serre quand je passe le Col de la Pierre Saint-Martin, tout près du chalet de Cory, quand j’entends l’éolienne que j’avais installée avec lui se battre avec le vent, quand je pousse la porte de sa cabane de Lèche et de me retrouver là, sans lui, au milieu de ses livres, de ses notes, de ses travaux, dessins, projets, recherches, avec tous ces souvenirs de ce qui fut sa vie, et une très grande partie de la mienne.

Mais qui était donc ce Queffelec ? Pas cet écrivain célèbre pour ses romans maritimes, ni son fils, ni sa fille pianiste. Mais des Queffelec en Bretagne, il y en a quasiment autant que de calvaires. [1]

Queffelec est la figure centrale de l’exploration du gouffre de la Pierre Saint-Martin, de 1953 à son décès aux commandes de son avion, en 1983.

Queffelec, ingénieur en mécanique issu de l’École Centrale, avait conçu le treuil qui permit la remontée du corps de Loubens par le puits Lépineux, en 1954. Il vint à La Pierre par la mécanique, mais se passionna ensuite et pour la spéléologie en général, et le massif de la Pierre Saint-Martin en particulier.

Alors que tout le monde donnait l’exploration du gouffre terminée en cul-de-sac à La Verna, avec Sautereau, Ruiz de Arcaute et quelques autres, très peu nombreux au début, il en reprit l’exploration par le tunnel qui en facilitait désormais l’accès : exploration du réseau Arphidia, de la galerie Aranzadi... ainsi que d’autres gouffres du massif.

Plutôt bon-vivant que vraiment sportif (il se moque lui-même assez souvent de son gabarit, qui ne facilite pas le franchissement des étroitures), c’est un esprit scientifique épris de découverte, de compréhension de la géologie, l’hydrogéologie, et géomorphologie du massif.

Ça n’en ferait pas, du moins, cela ne suffirait pas vraiment, à en faire un personnage dont les spéléologues ne peuvent évoquer le nom sans trémolo dans la voix, s’il n’avait été, aussi, un rêveur, un penseur, et un écrivain, auteur de deux livres devenus classiques de la spéléologie :

Octobre 1976.

Il neige.

Le vent du nord fouette les larges fenêtres du refuge. Quelques grains de grésil parviennent à s’enfiler dans les chicanes du dormant et volètent un moment à l’intérieur avant de se résoudre en vapeur dans l’atmosphère tiède de la pièce. Le poêle ronfle. Répondant à la rafale, sa flamme s’allonge à l’appel du vent, le volet d’air de la cheminée retombe en cliquetant à chaque accalmie. Il fait bon. Debout, face à l’ouest, derrière la vitre épaisse, j’observe jusqu’à l’éblouissement les hachures qui jaillissent des nuages cotonneux et viennent se planter dans la combe déjà blanche. Parfois, par une déchirure des nuées, les rochers du lapiaz ou les sapins noueux apparaissent l’espace d’une minute, au crayon fin sur une carte à gratter d’où la rafale suivante les gomme en quelques secondes.

Il neige sur la Pierre. Sur les vingt trois ans de ma vie que j’y ai consacrés, sur l’aventure, les miennes et la sienne. Le gouffre, la borne, les Arres, derrière la crête où le vent se brise en fœhn sur l’Espagne ; les lapiaz, les alpages, les autres gouffres, à portée de caillou, dans le brouillard, tout le décor de notre histoire est en train de changer parce que sur le théâtre, on joue désormais deux spectacles : le nôtre, l’été ; celui des skieurs, l’hiver.

Je suis seul à présent, dans la montagne. Les chasseurs de palombes n’ont pas tenu l’assaut dès lors qu’aucun redoux n’était en vue. Ils ont retraité contre le vent glacial et méchant qui leur jette à grandes brassées son grésil sec et piquant ; fusils et filets ont réintégré les coffres des voitures. Il faut fuir au plus vite car, si la neige ne tient pas encore sur le goudron, un peu plus chaud, sans doute déjà, au hasard des pertes de vitesse, le vent y dessine les arabesques blanches qui vont devenir crêtes de congères. Les douaniers, voyant la route se fermer d’elle-même, ont clos leur bureau et sont descendus dans la vallée. Les bêtes, même, vont éviter qui de se montrer, tapies dans leur terrier, qui de franchir les cols. Ce matin, dans un lambeau de ciel presque bleu, j’ai vu passer le majestueux triangle des dernières grues qui fuyaient l’hiver.

Quant aux bergers, voici belle lurette qu’ils ont regagné leurs chaudes maisons de Barètous et mis leurs brebis aux pâturages de la plaine.

Pourquoi donc suis-je là ?

Certes, il y a le refuge que j’ai constitué, de bric et de broc, au cours des années, près du col de la Pierre St-Martin. Il y a aussi que je me suis senti au bout de la route, tellement dépassé par ceux qui font, à leur tour, la caverne et son histoire, que j’ai voulu, avant de quitter l’arène, revenir sur le théâtre, vidé de ses acteurs estivaux, mais enluminé encore de l’automne des hautes vallées. Un peu comme l’agonisant qui, dit-on, revoit les différentes phases de sa vie, j’ai souhaité déballer mes souvenirs, vider ma gibecière, en revivre les meilleurs moments, dans le décor qui les contint.

Et, une fois de plus, la Pierre n’a pas voulu se prêter à mon jeu. Voici deux heures, comme j’étais descendu au GL4, entre les deux prairies de Caque où, tout l’été, les grelots des brebis sonnent la vie indifférente, près du puits camus et trompeur où dort le souvenir de Félix, les nuées se sont accélérées, suivies de près par les premiers grains de grésil. Je me suis résigné à remonter le mamelon de la fontaine, pressant le pas, haletant bientôt sur la pente assez raide, jusqu’à l’abri.

Maintenant, cependant que je songe interminablement au passé, la neige va gravir brutalement la montagne, sauter les pics de grès dont les sources vont geler, s’infiltrer dans les cols, s’étaler sur les lapiaz et, d’un dernier sursaut, regrouper ses troupes à l’assaut des grandes Arres avant de se précipiter vers l’Espagne où le vent la dissipera d’un souffle, la réduisant à des lambeaux noirs au-dessus
des vallées de Roncal.

Le ton est donné : Jusqu’au fond du gouffre n’est pas un livre de spéléo ordinaire. Forcément, comme dans tout livre de spéléo, on y parle de spits, de cordes, d’échelles, de cascades glacées ; comme dans tout livre de mer il y a des histoires de focs, de prises de ris et de tempêtes.

Mais Queffelec en a fait tout autre chose, qu’une accumulation de compte-rendus d’explorations : une épopée, une chanson de geste, ayant La Pierre pour cadre, et ses hommes pour héros. Héros parfois grotesques et ridicules, comme dans la traversée épique « des vieilles tiges », où lui-même, et trois autres vétérans, 175 ans à eux quatre, accumulent les bourdes [2], manquent plusieurs fois de se noyer, et se perdent exténués dans un gouffre qu’ils connaissent pourtant par cœur. Au final, ils finissent quand même par en sortir : Queff la peau des fesses à vif et marinant dans ses dessous pleins de pisse (parce que pisser sur soi, après un bain forcé à 3° dont on ne sèchera pas, réchauffe), et tous les quatre ayant certainement dépassé les limites de ce qu’on peut considérer normales, de la résistance humaine : au froid, à la fatigue, au au découragement, au sommeil (« — Baron ! — Mmmm... — Tu dors ! » )

Mais Queff avait prévenu le lecteur : « Ce livre est l’histoire de notre obstination. »

Non, Jusqu’au fond du gouffre n’est pas un banal récit d’exploration. C’est le livre qu’un homme au seuil de la vieillesse écrit dans la solitude de son chalet isolé sur le col, livré au vent et à la neige. Une plongée mystique dans les souvenirs au plus profond du calcaire des canyons, à la rencontre des amis disparus (Arcaute). Et d’abord, de soi-même. Queffelec : le Moitessier de la spéléologie.

Curieusement, alors que je m’intéresse à l’histoire de la Pierre Saint-Martin depuis l’enfance — mais avec des hauts et des bas, ou en pointillés — je n’avais pas lu jusqu’à cet automne, Jusqu’au fond du gouffre. Donc, j’ignorais tout de cette cabane de Queff, sur le col battu par les vents et noyé dans le brouillard plus souvent qu’à son tour.

Je suis pourtant passé devant ; je l’ai vue, en ai fait le tour. Je m’en souviens vaguement. N’y ai pas trouvé matière à photographie, hormis cette éolienne.

J’ai appris depuis, par des amis de l’Arsip, qu’à la mort de Queff, sa famille n’avait pas pu, ou souhaité, conserver cette cabane, qui se trouvait sur le domaine privé de la commune d’Aramits (ou plutôt Arette ?) Pour ses amis spéléos, elle était à la fois repère, refuge, et symbole : ils se sont cotisés pour en payer le loyer quelques temps. Et puis c’est devenu trop cher ; la cabane est maintenant à l’abandon, et régulièrement vandalisée.

Reste ce moignon d’éolienne, et l’esprit de Queff, qui hante encore ces parages hautement inhospitaliers, mais dans et sous lesquels presque toutes les nuits depuis des semaines et des semaines, je vagabonde.

Il s’intéressait au mystère des sourciers, disait en avoir séparé la part du mythe et de la fantaisie, et mis en équation ce qui était du domaine du quantifiable et du rationnel.

J’ai rencontré en Poitou, à l’âge de quinze ans, des spéléos qui fréquentaient la Pierre Saint-Martin, et croyaient dur comme fer à ces histoires de baguettes de sourcier. Je me suis amusé un temps moi aussi à leur suite, avec des baguettes en fil de fer recourbé, à rechercher le tracé de ce que j’avais sous la main : les canalisations d’eau de la maison (bien avant cela, la lecture chez les grands-parents, du Grand Albert, et la quête de la Reine des mouches velues, insecte mythique capable de trouver les trésors).

J’ignorais évidemment que cette histoire de baguettes, ça venait de ce Corentin Queffelec dont je connaissais à peine le nom, et dont je photographierais trente ans plus tard ce qui resterait de son éolienne, sur le col en plein vent, et presque à la tombée de la nuit.


[1Et comme disait Jean Yanne, heureusement que Jésus n’est pas mort dans son lit, sinon en Bretagne, il y aurait un sommier en granit, à chaque carrefour.

[2Notamment : descente de puits sur une corde trop courte, oubli du sac contenant la réserve de carbure pour l’éclairage...